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Alexandre Jollien, écrivain et philosophe

Pas un jour où je me lève, sans qu’un «j’en ai marre !» ne traverse mon esprit.

Plus je vieillis, plus je morfle. Ce constat, le Bouddha l’a déjà fait. Tout est souffrance … Pourtant, avec un handicap, cette réalité oppressante, usante, lancinante apparaît encore plus lourde. Pas de repos, aucun répit, dans le combat quotidien. Un corps lent au démarrage, des douleurs chroniques, des moqueries à la pelle, un regard d’autrui qui nous dévisage des pieds à la tête, qui juge et étiquette à tire-larigot, sans parler du besoin de courir toujours plus vite, de faire ses preuves dans une société où tout le monde semble travailler pour DHL. Comment survivre dans cet individualisme galopant qui démembre peu à peu les solidarités ? Comment résister à un système médical qui, trop souvent, enferme les singularités dans des diagnostics ? Assurément, ces constats auraient de quoi nous plomber pour de bon. Et pourtant …

Le défi c’est de faire quelque peu dérailler les déterminismes et courir à larges enjambées, mais à son rythme, vers la grande santé, la joie inconditionnelle et le don de soi. Plein de magnifiques chantiers nous attendent.

« La personne handicapée n’est pas un être défaillant. Il ne lui manque rien. Pourquoi donc le corriger, tenter de le faire entrer de force dans un moule ? »

Accompagner un être porteur d’un handicap ne se limite pas à réparer un corps. Tout un art est requis, du grand art … Aider chaque individu à s’épanouir, se développer, se jeter corps et âme dans l’existence, voilà le grand appel. À l’institut, à la maison, dans la rencontre avec les autres, toujours nous sommes invités à nous engager sur un chemin spirituel, à nous écarter des passions tristes, à ancrer de saines habitudes, à écouter la boussole du coeur. Apprendre à devenir chaque jour plus libre, plus généreux, plus solidaire, c’est la vocation de tous. Quelle place accordons-nous dans nos quotidiens agités à cette œuvre si profondément humaine ? La personne handicapée n’est pas un être défaillant. Il ne lui manque rien. Pourquoi donc le corriger, tenter de le faire entrer de force dans un moule ? Mettons tout en œuvre pour qu’il ou elle trouve heureusement sa place dans le monde, dans les relations avec les autres. Promouvons aussi activement le droit pour chacune et chacun à l’affectivité. Dix-sept ans durant, à l’institut, j’ai subi cette désastreuse distance prétendument thérapeutique, traitement de choc qui fait bien des dégâts. Erasme disait que l’on ne naît pas homme mais qu’on le devient. D’où l’intérêt de la culture pour nous faire devenir femme, homme, pour nous lancer dans l’extraordinaire aventure de la sculpture de soi. Tentation est grande devant un corps pas comme les autres de le faire passer au garage pour retaper le matos, serrer les boulons, huiler le tout. Si l’attention au corps est capitale, réduire l’être à ses infirmités relève de la maltraitance. Nous sommes des êtres à part entière. Le handicap ne saurait constituer notre identité. C’est un accident au sens philosophique du terme, un élément non essentiel. À la question « qui es-tu ? » personne ne devrait répondre « un handicapé » … Imaginet-on la violence d’être défini, de se définir ainsi ?

« Pas de repos, aucun répit, dans le combat quotidien. »

Chögyam Trungpa appelait de tous matin, à la Epictète, je peux faire le 7 émerveillé par tout ce que je reçois. ses vœux une société éveillée. Je rêve de la construire, de bâtir un monde où chacune et chacun serait accueilli, accepté sans qu’on lui balance nos étiquettes et nos préjugés. L’urgence c’est d’oser une conversion des regards et considérer, envisager autrement celui qui est autre, différent. En un sens, le handicap ouvre une porte sur notre condition humaine, il offre une « loupe » qui révèle le boulot qu’il nous reste à accomplir. Passer du « je » au « nous », virer le nombrilisme pour inaugurer une planète de l’entraide, du vivre ensemble. Et c’est très concret. Chaque matin, à la Nietzsche, je peux me demander ce que je peux accomplir pour faire plaisir à quelqu’un. Chaque matin, à la Sénèque, je peux m’interroger sur les moyens de progresser. Chaque ©Aurélie Felli départ entre ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas. Chaque matin, à la Chögyam Trungpa, je peux essayer de me libérer des passions tristes, de tout ce qui nous tire vers le bas, de tout ce qui nous rétrécit pour m’en foutre totalement de ce qui n’est pas en notre pouvoir et me donner corps et âme, si je puis dire, aux autres.

Plein de déterminismes peuvent broyer un être. La vie est tragique, nous allons claquer, nous allons crever. L’unique réponse à la fragilité, c’est la solidarité et le progrès intérieur. Sur ce chantier, aucune limite. Les avancées sont infinies. Si chaque matin, je me lève avec un « j’en ai marre », chaque soir, je me couche avec le cœur empli de gratitude, La réalité de mon handicap me plonge au cœur du chaos. La vie est dure, sans merci. L’expérience de ce corps me donne aussi mille chances de voir tout ce que les autres me donnent. Il faut sortir des discours lénifiants, le handicap peut être une saloperie et une joie en même temps.

Loin du déni et de l’apitoiement, accueillir avec les moyens du bord et les forces du jour cette réalité, tout faire pour alléger le poids, l’isolement, la solitude, l’accablement et la stigmatisation, voilà l’immense dynamique de la grande santé. Heureusement, cette haute mission, nous ne la faisons pas tout seuls. À nous tous de nous y livrer, main dans la main.

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